11.12.12

L'écriture des grotesques


Jacques Darriulat, L’écriture des grotesques, conférence, Collège International de Philosophie, 12 janvier 2006

Essai consacré à l'art des "grotesques", motifs en rinceaux inspirés du décor mural de l'ancienne Rome, qui connaît une extraordinaire diffusion dans la peinture dès la fin du XVe siècle, et tout au long du XVIe

Hybride
d'après Lucas van Leyden
XVIe siècle
L’écriture des grotesques

Dans le Proemio qui introduit aux trois arts du dessin, et qui précède le récit des « vies », Vasari consacre, dans la partie qui traite de la peinture, deux chapitres aux grotesques : le chapitre XII, sur les « graffitis » utilisés pour la décoration des façades (telle celle du palazzo dei Cavalieri, à Pise, peinte par Vasari lui-même en 1562) et sur le procédé utilisé pour faire des grotesques à fresque (come si lavorino le grottesche nelle mura) ; et le chapitre suivant, consacré aux grotesques en stuc, c'est-à-dire ciselés en léger relief. Ces deux chapitres font suite au chapitre XI, consacré aux arcs de triomphe dressés lors des fêtes publiques, entrées princières ou mariages royaux, et sont eux-mêmes suivis par un court chapitre consacré aux techniques de la dorure et à ses ornementations. Les grotesques, qui ont pour vocation d’agrémenter le cadre de l’œuvre, plutôt que de constituer une œuvre à part entière, sont donc eux-mêmes encadrés par un art de l’éphémère, celui du décor de la fête, et par les techniques de dorure héritées des anciens enlumineurs, aujourd’hui surtout employées, précise Vasari, « pour le décor des selles, les arabesques et certains ornements » (I, 186). Ainsi est-on enclin à considérer, comme le suggère cet encadrement, l’art des grotesques comme un art mineur, tel le trompe l’œil d’un décor de bois ou de plâtre qui donne l’illusion d’être de marbre ou de bronze (les architectures de théâtre qui embellissent provisoirement la ville pour la venue des princes) ou telles les décorations dorées à la feuille, œuvres selon Vasari de l’orfèvre, simple artisan, plutôt que de l’artiste peintre. Art de l’accessoire et du bas-côté, les grotesques s’apparentent à l’illusion de la fête, sorte de parenthèse enchantée dans le calendrier des travaux et des jours, ou à la technique de la dorure dont l’un des usages qui intéresse le plus directement les peintres consiste précisément à embellir le cadre ouvragé du tableau. Pourtant, loin de manifester du mépris pour l’art des grotesques, Vasari le considère au contraire comme un exercice de style qui permet d’éprouver le génie de l’uomo virtuoso : « Ces compositions demandent de la hardiesse, une forte définition graphique et un beau style enlevé (forzà, vivacità e bella maniera). Leur expression vigoureuse doit révéler l’art sans sentir l’effort » (I, 179). A l’inverse de la composition centrale, dont le thème est souvent dicté par le commanditaire, la frise des grotesques est laissée à la fantaisie de l’artiste, et c’est ainsi surtout dans les marges qu’il lui est permis de donner toute la mesure de son génie et faire preuve d’originalité. L’accent se déplace ainsi du centre vers la périphérie, de la loge royale pour laquelle le peintre met en scène ce qu’Alberti nommait l’istoria vers les côtés qui biaisent la perspective et glissent un regard dans les coulisses. Pourtant, le point de vue latéral de la fantaisie, de la « fatrasie » des grotesques n’est pas sans noblesse, puisqu’il peut se réclamer du modèle antique à l’imitation duquel se voue l’art de la renaissance, et Vasari plus que tout autre peintre : « Les grotesques sont une catégorie de peintures libres et cocasses (pitture licenziose et ridicole molto), inventées dans l’Antiquité pour orner les surfaces murales où seules des formes en suspension dans l’air pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses nées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante des artistes (sconciature di mostri, per strattezza della natura e per gricciolo e ghiribizzo degli artefici) ; ils inventaient ces formes en dehors de toute règle (senza alcuna regola), suspendaient à un fil très fin un poids qu’il ne pouvait supporter, transformaient les pattes d’un chevreuil en feuillages, les jambes d’un homme en pattes de grue, et peignaient ainsi une foule d’espiègleries et d’extravagances (e infiniti sciarpelloni e passerotti). Celui qui avait l’imagination la plus folle passait pour le plus doué (chi più stranamente se gli immaginava, quello era tenuto più valente) » (I, 182). Non seulement l’extravagance des grotesques fait renaître parmi les modernes le fastueux décor des anciens, celui des premiers temps de l’Empire (« ces œuvres, précise plus loin Vasari, résistent bien au temps et on en voit de très anciennes en grand nombre à Rome et à Pouzzoles près de Naples »), mais encore le texte même de Vasari imite un passage fameux de Vitruve, il est vrai en en détournant le sens, puisque ce qui était blâme chez Vitruve devient éloge chez Vasari : « Par je ne sais quel caprice, écrivait l’architecte romain au chapitre 5 du livre VII du De Architectura, on ne suit plus cette règle que les anciens s’étaient prescrite, de prendre toujours pour modèle de leurs peintures les choses comme elles sont dans la vérité ; car on ne peint à présent sur les murs que des monstres, au lieu des images véritables et régulières. On remplace les colonnes par des roseaux qui soutiennent des enroulements de tiges, des plantes cannelées avec leurs feuillages refendus et tournés en manière de volutes ; on fait des chandeliers qui portent de petits châteaux, desquels, comme si c’étaient des racines, il s’élève quantité de branches délicates, sur lesquelles des figures sont assises ; en d’autres endroits ces branches aboutissent à des fleurs dont on fait sortir des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, les autres avec des têtes d’animaux ; toutes choses qui ne sont point, qui ne peuvent être, et qui n’ont jamais existé » (1). Par la suite, Vitruve réprimande longuement les extravagances des modernes et donne pour modèle le métier et la rigueur des anciens, qui se refusaient de telles licences. Pourtant Vitruve, devenu à son tour un ancien aux yeux de Vasari, est secrètement présent dans le texte du peintre des Médicis, mais cette fois enrôlé malgré lui dans l’apologie des grotesques. Il est encore un autre texte, plus célèbre encore, que Vasari avait à l’esprit en rédigeant le chapitre sur les grotesques ; il s’agit des premiers vers de l’Art poétique d’Horace, souvent présentés à la renaissance, par une torsion assez semblable à celle que Vasari fait subir à Vitruve, comme la déclaration d’indépendance de l’artiste, le droit de libre invention naturellement accordé au génie : « Si un peintre voulait ajuster à une tête d’homme un cou de cheval et recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes, de sorte qu’un beau buste de femme se terminât en laide queue de poisson, à ce spectacle, pourriez-vous, mes amis, ne pas éclater de rire ? Croyez-moi, un tel tableau donnera tout à fait l’image d’un livre dans lequel seraient représentés, semblables à des rêves de malade, des figures sans réalité, où les pieds ne s’accorderaient pas avec la tête, où il n’y aurait pas d’unité. – Mais, direz-vous­, peintres et poètes ont toujours eu le droit de tout oser. – Je le sais, c’est un droit que nous réclamons pour nous et accordons aux autres. Il ne va pourtant pas jusqu’à permettre l’alliance de la douceur et de la brutalité, l’association des serpents et des oiseaux, des tigres et des moutons. » De ce texte si souvent cité à la renaissance, on retient surtout le quidlibet audendi potestas, le droit qui est celui de l’artiste d’oser tout ce qui lui plaît, et l’on oublie volontiers la condamnation prononcée par Horace d’un art fantastique qui transgresse avec insouciance le précepte aristotélicien de la vraisemblance. Les architectures extravagantes réprouvées par Vitruve, les hybrides impossibles incriminés par Horace, seront ressuscités avec enthousiasme par les peintres italiens dès la fin du Quattrocento, fervents admirateurs de la peinture antique, de son imagination délirante, et peu respectueux des réprimandes des lettrés, au titre desquels prétendait pourtant, et avec raison, Vasari lui-même. On devine ainsi, en surimpression du chapitre des Vite sur l’art des grotesques, les deux textes de Vitruve et d’Horace, mais au prix d’un renversement du sens : les visions fantastiques, velut aegri somnia, censurées par les théoriciens, séduisent bien davantage que les règles dans lesquelles on prétend enfermer l’invention. On oubliera volontiers les secondes, mais on rivalisera de génie pour donner vie aux premières, à cette femme improbable, un peu oiseau, un peu cheval, un peu poisson, qui ouvre l’art poétique d’Horace. Vasari, qui fait de l’art des grotesques un exercice virtuose où le génie peut donner sa vraie mesure, participe de ce renversement. Dans le chapitre qu’il consacre à la vie de Giovanni da Udine, peintre qui a voué tout son art à ce genre d’ornementation, auteur, avec Raphaël lui-même, des décors de la Farnésine ou du Palais Madame, Vasari prononce un éloge enthousiaste de la fantaisie, de la diversité et de la grâce de la décoration des grotesques. Cette irrévérence envers Vitruve, et plus encore envers l’art poétique d’Horace, référence canonique des théories académiques, peut étonner, en un siècle où les textes anciens sont, dans l’esprit des humanistes, paroles d’évangile, ou peu s’en faut. A quelles secrètes raisons obéit la soudaine promotion des grotesques parmi les modernes ?

La grottesque

En un temps où les Académies commencent de dicter aux artistes les règles de leur art (2), les grotesques entreprennent avec insolence de ne reconnaître d’autre règle que le refus de toute règle. En ce domaine, la « bonne manière » réside seulement dans la richesse et la diversité des inventions, le génie de l’artiste rivalisant non par l’imitation des produits de la nature, mais avec la nature elle-même, avec son inépuisable fécondité qu’aucune aberration, hybride ou monstruosité, ne réussit à contenir : « Les artistes représentaient dans les grotesques des difformités monstrueuses nées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante de leur imagination ; ils inventaient ces formes en dehors de toute règle. » Puisqu’aucune règle ne semble limiter la prolifération du règne végétal comme du règne animal, les inventions de l’art qui miment, dans l’ordre du simulacre et de l’imaginaire (aegri somnia, écrivait Horace, « les songes d’un esprit malade »), ce que la création divine enfante dans l’ordre du réel, ne se plieront pas davantage à la contrainte de la règle. Cet art du pur arbitraire prétend même s’affranchir des lois générales que semble respecter la nature elle-même : sur les frises des grotesques, il est licite de « suspendre à un fil très fin un poids qu’il ne pourrait supporter », contredisant ainsi les lois de l’équilibre et de la pesanteur, ou bien de mêler le règne végétal avec le règne animal (« transformer les pattes d’un cheval en feuillages ») et le règne animal avec le genre humain (« ou les jambes d’un homme en pattes de grue »).

Lucas Hugensz van Leyden
Panneau ornemental à grotesques, gravure, 1528
Victoria and Albert Museum, Londres

Il est possible de discerner, dans ce dérèglement systématique mis en avant par le maniériste Vasari, l’image inversée des règles de la perspective formulées plus d’un siècle plus tôt par Alberti, et données pour architecture fondamentale, ou « construction légitime », de la composition du tableau chez les modernes. Au livre I du De Pictura de 1435, Leon Battista Alberti invite le peintre à considérer le tableau comme une fenêtre, c'est-à-dire une ouverture sur une vue qui paraît dans le cadre rectangulaire de l’embrasure : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’historia » (I, 19). Le peintre de grotesques suit une démarche exactement inverse : il ne saurait en effet se soumettre à la limitation du cadre, puisqu’il se situe d’emblée dans le cadre lui-même, et par conséquent en dehors du tableau. Dans la décoration murale comme sur les tapisseries, la frise des grotesques entoure la composition centrale, elle court encore dans le tableau lui-même, dès la fin du quinzième siècle, par exemple dans l’art d’un Pinturrichio, sur les pilastres et les architraves des architectures antiques que les peintres renaissants introduisent dans leurs compositions, envahissant toutes les surfaces vides qui se prêtent au jeu de la décoration. Sa prolifération est anarchique, et l’on voit mal comment il pourrait en être autrement : on aura beau encadrer le cadre lui-même, il faudra bien en venir, au terme de la série, à un cadre que rien n’encadre, que nulle règle ne saurait contenir. Quant au repère orthonormé du rectangle de la représentation, il ne saurait davantage refouler l’indiscipline des grotesques qui se sont affranchis de cette limite post quem, à partir de laquelle seulement commencent leurs acrobaties et singeries. Quant à l’historia, selon Alberti « œuvre majeure du peintre, amplissimum pictoris opus, II, § 33, ou œuvre suprême, summum opus, III, § 60 », qui est l’art de composer la scène sur le théâtre du tableau, l’artiste de grotesques n’a pas à s’en soucier : il ne prétend ni raconter une « histoire » ni représenter une action cohérente et se plaît seulement à enchaîner les figures par libre association et selon son entière fantaisie, sautant du coq à l’âne dans un pêle-mêle qui semble défier toute logique. Revenons à Alberti : la construction légitime demande encore qu’on choisisse un point de vue, qu’on situera de préférence au centre, depuis lequel on trace la ligne d’horizon et vers lequel convergent, « presque jusqu’à une distance infinie, usque ad infinitam distantiam » les lignes des « quantités transversales ». Il n’est pas de centre en revanche pour le libre déploiement des grotesques, pas de point d’Archimède qui puisse donner une assise sûre à leurs fantasques évolutions. Le motif ornemental se continue en se renouvelant, l’arabesque sans fin du rinceau fournissant à l’imagination un support toujours changeant pour y loger de nouvelles chimères. A l’inverse de la perspective qui prend appui sur le regard central d’un unique spectateur, à la façon du décor illusionniste qui détermine au théâtre, dès le début du XVIe siècle, le point de vue et l’horizon en relation avec la loge du prince, les grotesques supposent un regard errant qui va de scène en scène sans trouver le lieu de son repos, une curiosité qui se plaît au jeu de l’innovation sans fin. Et tandis que la composition perspective dispose ses figures en vue d’un spectateur central qui monopolise le regard, vers lequel converge l’attention, les grotesques se livrent à des exercices de voltige, se poursuivent, se menacent, se combattent ou s’enlacent sans accorder le moindre intérêt au regard qui les voit. Emancipés de la monarchie du point de vue, ils ne s’occupent que d’eux-mêmes et gambadent librement dans un labyrinthe végétal ou dans des architectures aériennes qui font un microcosme auquel nous n’avons pas accès, un monde à part sans relation avec le nôtre. En outre, la calligraphie grotesque se dessine sur un fond plat de couleur uniforme, refusant ainsi la scénographie perspective qui creuse dans le tableau la dimension virtuelle de la profondeur. « La grottesque » (Chastel baptisait ainsi cet art pour le distinguer du genre prisé des romantiques) est une arabesque sans queue ni tête, réfractaire absolument à la normalisation de la géométrie perspective : « Le domaine des grottesques, écrivait l’historien d’art, est assez exactement l’antithèse de la représentation, dont les normes étaient définies par la vision "perspective" de l’espace, et la distinction, la caractérisation des types » (Morel 87). Dans cet espace de nulle part où résident le grotesque, les genres se mêlent dans un jeu de perpétuelle métamorphose, et toutes les extravagances sont permises. Vision décentrée, déstabilisée, qui a littéralement perdu le nord et envahit toute surface libre en diffusant indifféremment dans toutes les directions.

L’art des grotesques, qui connaît une extraordinaire fortune au début du XVIe siècle jusque vers 1580, c'est-à-dire en un âge où règne ce style qu’on a baptisé « maniériste », serait ainsi le renversement à la fois insolent et excentrique, du dogmatisme perspectif qui définit à la renaissance, et pour des siècles, l’espace de la représentation. Les monstres de la marge renversent la toute-puissance du point de vue central, consacré par la « construction légitime » dont Alberti avait défini le cadre géométrique. On le vérifiera sur le Triptyque de la Tentation, réalisé par Jérôme Bosch, sans doute dans les années 1505-1506, et qu’on conserve aujourd’hui au musée de Lisbonne. Ce très célèbre ensemble de trois panneaux a souvent été interprété comme la survivance d’un archaïsme médiéval qu’on imagine volontiers horrifié par le démoniaque. Il n’en est rien et Bosch, contemporain de Léonard, est un peintre moderne qui participe puissamment à la crise que traverse son art en ce début du XVIe siècle. La tentation qui accable Antoine est en premier lieu une leçon de perspective, leçon il est vrai dévoyée, diaboliquement pervertie par la composition de ce paysage de cauchemar, et surtout par l’entrée en scène d’une cohorte de monstres drolatiques qui assiègent la prière du saint, et effectuent dans les marges grimaces et singeries. Sans doute la hantise de l’hérésie et la proximité du diable ne sont-elles pas étrangères à cette fantasmagorie, mais le peintre fait preuve ici d’une verve et d’un humour qui tempèrent l’expression de l’épouvante. Tout le tableau peut être lu comme une parodie de l’ordre institué par la quadrature de la construction légitime, le renversement bouffon du centralisme perspectif qui régnait en monarque depuis un siècle sur la vision du peintre. Au centre du tableau, saint Antoine est agenouillé, mais il faudrait plutôt dire affalé, devant un parapet, escorté à sa gauche par une courtisane, à sa droite par un grylle, une tête directement greffée sur deux jambes et coiffée d’un turban noir, qui le considère avec attention et en lequel la tradition reconnaît un autoportrait. Autour d’eux se multiplient les scènes horrifiques et saugrenues, telles ce qui semble bien être une parodie infernale du sacrement de la communion, un évêque mitré de serpents donnant les saintes espèces à un ménestrel dont le visage se prolonge en hure de sanglier. Antoine se trouve devant un édifice en ruine, vestige précaire de ce qui fut une église : « Or tournons les yeux par tout, tout croule autour de nous, écrira plus tard Montaigne : en tous les grands Etats, soit de Chrétienté, soit d'ailleurs, que nous connaissons, regardez y, vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine ». Dans le chœur délabré, le Christ est là, debout, bénissant le vrai calice qui peut seul nous sauver des fausses communions, et montrant de la main le crucifix devant lequel est allumé un cierge. Cette architecture vacillante s’élève elle-même sur une estrade incertaine qui surmonte une eau marécageuse où pataugent, affairés à leurs stupides besognes, des monstres hétéroclites. L’ensemble de ce théâtre obéit approximativement aux lois de la perspective, mais une perspective sournoisement biaisée, et sur le point de perdre l’équilibre. Au centre s’élèvent un Christ inquiet, qui contemple avec effarement la sarabande qui règne sur le monde, et la croix, minuscule et lointaine, repère fragile d’un ordre menacé, allusion infime aux coordonnées orthonormées de la construction albertienne, à l’ordre d’un point de vue qui ne doutait pas de lui-même. Pour que ce monde retrouve la foi et la paix, pour qu’il s’appuie de nouveau sur un sol ferme et constant, il faudrait que le regard se fixe sur ce pôle sans lequel il n’est pas d’orientation pour la créature révoltée de son dieu. Quel est alors l’objet véritable de la tentation ? Ces monstres sont hideux, rien de séduisant en eux qui puisse tenter notre désir. Il suffit de les rapporter à la figure archétypale de la tentation, l’Eve du jardin d’Eden dont les peintres, tels Cranach, évoquent alors la très voluptueuse silhouette, pour discerner le paradoxe de cette « tentation », qu’il faudrait bien plutôt identifier comme une scène d’épouvante. On peut dire de Bosch qu’il est véritablement l’inventeur cette scène, bientôt reprise par Manuel Deutsch et surtout par Grünewald, mais qui avait été ignorée par les artistes des siècles précédents. On sait par ailleurs que le thème est voué à une grande fortune et donnera lieu, tout au cours du Cinquecento, à de nombreuses variations. Pourquoi ce succès ? La passion de saint Antoine montre le dévoiement d’un regard saint, autrefois assuré sur le centre stable de la croix, converti en Christ et affermi en sa foi, aujourd’hui diverti par la gesticulation drolatique des monstres forcenés. Antoine en effet ne tourne pas son regard vers l’autel, il se détourne du Fils de Dieu qui lui montre le centre, son regard cède à l’attraction de la marge, il se laisse séduire par les formes aberrantes que la droite raison refoule aux frontières. Que regarde Antoine ? On ne sait trop, le grylle peut-être, c'est-à-dire le peintre lui-même qui le contemple avec gravité, ou les singeries des pitres qui se pressent alentour, ou bien encore nous-mêmes qui regardons le tableau, qui assistons au naufrage immense du monde ancien tandis que se répand de toutes parts la débâcle des modernes, sans nul repère pour indiquer désormais le chemin du salut. Notre perspective chavire, l’espace se désoriente et se renverse insidieusement. Le sanctuaire où l’on célèbre l’eucharistie est devenu une nef des fous emportée par l’universelle déraison. C’est depuis ce mal que prolifèrent les grotesques, dans un monde chancelant qui inverse l’ordre divin, chaos dont le centre est nulle part et la marge partout.

On comprend mieux alors la généalogie des monstres bizarres imaginés par le peintre. Ils proviennent des marges des manuscrits médiévaux, où trottait déjà le grylle agile, où sautillaient le sphinx et la chimère, où s’affrontaient la sirène et le centaure. L’inversion perspective de la tentation déplace le regard du centre vers la périphérie. Dans les lisières du texte sacré, pieusement calligraphié sur la page, les grotesques conduisaient depuis longtemps un charivari burlesque, et donnaient libre cours aux licences du carnaval, à l’extravagance de la fête des fous. Le regard savant et attentif de Baltrusaitis a su montrer combien les inventions tératologiques du maître de Bois-le-Duc prolongent les fantaisies bouffonnes qui encadrent le texte sur les manuscrits enluminés du moyen âge. On se souvient que le chapitre de Vasari qui présentait l’art des grotesques faisait suite à une évocation des décors peints dressés les jours de fête. La ville en fête transfigure la scène quotidienne, elle met en scène une utopie provisoire que refoule l’ordinaire. Comme on le voit sur le tableau de Bruegel, qui se réclamait explicitement de l’art de Jérôme Bosch, Le combat de carnaval et carême (1559), les fêtes du carnaval envahissent la place du village et miment une sorte de parodie du tournoi chevaleresque, Carnaval obèse juché sur une barrique, et qui brandit une broche en guise de lance, affrontant un Carême phtisique armé d’une pelle de boulanger et traîné par deux commères sur une planche munie de quatre roues. Le jour de la fête, les grotesques investissent le centre et règnent sur le monde à l’envers. Mikhaïl Bakhtine a longuement développé ce thème dans son célèbre ouvrage sur Rabelais (1970 pour la traduction française), et plus récemment Michael Camille (1992) a su discerner, dans les marges enluminées du manuscrit médiéval, le même renversement obscène de la scène sacrée, les épisodes disséminés d’une farce subversive qui se permet toutes les transgressions, et ose même parfois ce qui apparaît à nos yeux comme une véritable profanation. C’est ainsi que dans ce manuscrit du second quart du XIVe siècle, l’adoration des Mages qui orne la lettre capitale se redouble au registre inférieur dans la farandole de trois singes qui semblent parodier la pieuse image qui les surmonte. Les scènes érotiques ou scatologiques sont innombrables, la paresse ou la cupidité de l’Eglise est férocement dénoncée, des nains difformes et phalliques se contorsionnent dans les bordures comme grimacent les gargouilles à l’extérieur de la cathédrale, des infirmes, des lépreux et des mendiants, que les villes refoulaient hors les murs, claudiquent dans les rinceaux qui entourent le texte, des scènes paillardes, ou des illustrations de proverbes populaires, ornent les miséricordes, ces sièges discrets sculptés dans les stalles et qui soulageaient la fatigue des moines pendant les longs offices, art véritablement « marginal », sinon « postérieur », puisqu’il était fait pour qu’on s’assoit littéralement sur lui. Dans son Apologie de l’abbé Guillaume, saint Bernard, vers le milieu du douzième siècle, avait fermement condamné « ces monstres ridicules dont la beauté difforme et la belle difformité frappent d’étonnement, ces singes immondes, ces lions féroces, ces monstrueux centaures, ces êtres à demi humain, ces tigres tachetés, ces soldats qui se battent, ces chasseurs qui sonnent de la trompe » (Camille 86). Bosch s’en est évidemment inspiré, et le grylle de la Tentation de Lisbonne courait déjà dans les marges des manuscrits médiévaux. Il est vrai que ces figures prolongent une veine bouffonne qui emprunte ses modèles à la plus haute antiquité, qu’il faut par exemple remonter, pour trouver le véritable ancêtre du grylle, jusqu’à la figure de Baubô qui, par ses singeries, réussit à dérider la tristesse endeuillée de Déméter, et par delà la Grèce, jusqu’à l’Egypte ancienne, au dieu Bès, un nabot hilare et difforme qui chasse les idées noires et déclenche le rire. Cependant, à trop suivre le fil de ce labyrinthe, ne risque-t-on pas de perdre de vue ce qu’il y a de spécifique et de propre dans l’art de « la grottesque » ? Et faut-il mettre cette décoration, qui n’appartient en toute rigueur qu’au maniérisme du XVIe siècle, sur le compte de l’éternelle licence de l’imagination des hommes ?

S’il est bien vrai que les monstres de Bosch doivent beaucoup aux facéties des créatures difformes qui gambadent dans les marges des manuscrits du moyen âge, ce n’est pas en revanche à ce modèle que se réfère Vasari. Bien au contraire, il souligne combien la décoration des grotesques appartient au style des modernes, dont il fait le constant éloge, l’opposant invariablement au style gothique, selon lui barbare, dont relève évidemment l’enluminure médiévale. La grottesque est un art noble qui se réclame directement du modèle antique, et ne veut rien savoir des possibles ressemblances qui l’apparentent aux extravagances des enlumineurs de l’ère précédente. Le moyen âge tardif désignait ces figures de fantaisies sous le nom de babuini, « singeries », que l’on rencontre pour la première fois dans un document de 1344, et que Chaucer, à la fin du XIVe siècle, nommait « compasinge » (singe « compassé », c'est-à-dire mesuré par le dessin qui le définit) ou « babewynes » (Camille 20). Il faut attendre la fin du XVe siècle, c'est-à-dire la transition de l’âge d’or de la renaissance au temps de sa crise, pour que le mot « grotesque » fasse son apparition. Il naît en effet de la découverte fascinée, par les peintres de la Rome de Sixte IV, appelés dans la ville sainte pour peindre la chapelle qu’on nommera plus tard « Sixtine », des somptueuses décorations qui ornaient les murs de la Domus Aurea, l’immense palais, proche du Colisée, que fit jadis construire l’empereur Néron et dont les voûtes souterraines, jusque là ignorées et hermétiquement closes, avaient conservé intactes par delà les siècles la grâce de leurs dessins et la fraîcheur de leurs couleurs. « Alors qu’on faisait des fouilles de Saint-Pierre-aux-Liens, raconte Vasari dans la vie de Giovanni da Udine, dans les ruines et les vestiges antiques du palais de Titus [il s’agit en vérité de celui de Néron] pour y trouver des statues, on découvrit des salles souterraines entièrement recouvertes de grotesques, de petites figures et de scènes variées, avec des ornements de stucs en bas des parois. Conviés à les voir, Raphaël s’y rendit en compagnie de Giovanni da Udine et tous deux restèrent stupéfaits de la fraîcheur, de la beauté et de la qualité de ces œuvres. Il leur paraissait merveilleux qu’elles se soient conservées si longtemps : en fait, ce n’était pas très étonnant puisqu’elles n’avaient pas été au contact de l’air qui, avec le temps, consume habituellement toute chose, en raison des variations de l’atmosphère au fil des saisons. » Découverte saisissante puisqu’elle réalise en quelque sorte le rêve de la renaissance : être transporté directement, et comme par magie, dans le passé de l’antique Rome, retrouver d’un coup l’inspiration de l’art véritable en faisant le saut sur cette longue période de ténèbres que fut la barbarie gothique. Vasari donne alors la véritable étymologie de cet art ressuscité : « Ces grotesques sont ainsi appelées parce qu’on les avait trouvées dans des grottes ». Tout se passe comme si l’inculture médiévale avait refoulé dans les marges souterraines, dans les cavernes de l’oubli, l’art magnifique de la Ville Eternelle, du temps qu’elle régnait sur le monde. La mise à jour de ce qu’on avait enseveli dans l’ombre, qui accomplit pleinement le rêve et l’idéal de la Rinascità, a la valeur d’un véritable retour du refoulé : la libre invention du paganisme, l’authentique génie du peuple romain, réprimés par l’ignorance et la superstition de l’Eglise médiévale, ressuscités par la culture humaniste, sortent enfin de la nuit où on les avait ensevelis pendant des siècles. Pourtant, en ce début du XVIe siècle, la renaissance des grotesques n’est pas sans susciter quelque appréhension : cet art en effet méconnaît la leçon chrétienne, et il se pourrait bien que ces décorations aient conservé quelque chose des transgressions sacrilèges auxquelles s’abandonnaient sans retenue les fêtes de la Rome impériale, et tout particulièrement celle qu’on célébrait à la cour de Néron, dans la Domus Aurea. On connaissait bien sur ce sujet les témoignages antiques, ceux par exemple de Tacite ou de Suétone. Ce mort qui ressuscite, qui sort soudain de la nuit où le règne du Christ l’avait plongé depuis des siècles, est un spectre vaguement inquiétant, le revenant d’un autre monde. Vasari consacre un chapitre à un peintre de Feltre, dont l’identification est aujourd’hui encore problématique, un « tempérament mélancolique », « cerveau fantaisiste et bizarre », passionné de « la manière d’enrouler des rinceaux à l’antique », et qui passa une partie considérable de son existence enterré dans les ruines pour dessiner les grotesques qui les décoraient. C’est la raison pour laquelle nous ne le connaissons que par le surnom que lui avaient donné ses camarades, « il Morto da Feltre » (VI, 223 sq), le « Mort » de Feltre. Il y a en effet quelque chose de morbide dans l’attraction que ces compositions fantastiques, issues des songes d’un malade, aegri somnia, exercent sur les esprits déréglés. Lorsque le 14 janvier 1506 on exhume, précisément au-dessus de la Maison Dorée, et sous les yeux de Michel-Ange appelé pour l’occasion, le groupe hellénistique de Laocoon et ses enfants, le châtiment inhumain du prêtre d’Apollon surgit des profondeurs de la terre comme le retour à la conscience d’une faute très ancienne : image d’un supplice atroce ordonné par un dieu sans amour, étranger encore à l’enseignement des Evangiles. Les serpents qui se lovent autour du réprouvé façonnent la figure serpentine si souvent recommencée par les artistes maniéristes. On en retrouve le souvenir dans les arabesques, par courbes et contrecourbes, où se logent les acrobaties bouffonnes des grotesques. Cet art ancien, miraculeusement ressuscité, ne sait rien des règles académiques de la convenance ni de la bienséance et menace, par sa licence et sa sauvagerie, par son imagination débridée, le respect que l’on doit à la norme, à l’ordre des raisons et à la distinction des genres. Il y a dans la grottesque quelque chose de monstrueux, et la fascination qu’elle inspire n’est pas sans rapport avec la curiosité perverse qui se repaît de l’exhibition des monstres. C’est sans doute la raison pour laquelle Benvenuto Cellini, dans le récit qu’il fait de sa vie (vers 1560), désapprouve ce nom de « grotesque » et propose de le remplacer par « monstre » : « Les grotesques ont été ainsi nommé par les modernes parce que les chercheurs d’antiques ont trouvé ce type de décorations dans les cavernes de Rome qui servaient autrefois de chambres, d’étuves, de cabinets de travail, etc. Ces lieux étaient devenus caverneux par suite de l’exhaussement progressif du sol environnant, et comme on désigne à Rome ces excavations sous le nom de grottes, les ornements qui les décorent ont pris le nom de grotesque. Cette appellation ne leur convient pas car, de même que les anciens se plaisaient à composer des monstres en combinant les formes de la chèvre, de la vache et du cheval, et appelaient monstres le résultat de ces mélanges, de même ils formaient avec leur feuillage des sortes de monstres ; c’est donc le nom de monstres qu’il faut donner à ces ornements, et non celui de grotesques » (I, 128-129). De ces monstres naît un art monstrueux, dont un bon chrétien doit savoir se prémunir. En 1582, le cardinal Gabriele Paleotti, ardent militant de la normalisation des images que la Contre-réforme exige, condamne cet art extravagant et débauché. Si le grotesque provient de la grotte, c’est, selon le prélat, parce que les Romains croyaient que « ces grottes privées de lumière et pleines d’horreur regorgeaient de fantômes, de monstres et de choses difformes, et plus encore que ces divinités se transformaient en fauves, en serpents et en d’autres monstres. C’est à partir de là qu’ils représentèrent ces dieux qu’ils appelèrent lemures sive larvae et qui inspirent la terreur avec leur apparence inhabituelle » (Morel 120).

Rien cependant, dans les pages que Vasari consacre à ces ornements mis récemment à la mode, ne laisse transparaître l’horreur sacrée qui environne la figure du monstre ou du réprouvé. Certes, les monstres fantastiques qui angoissent la prière de saint Antoine, sur le triptyque de Bosch, ont quelque rapport avec la damnation : ils tentent la sainteté en l’invitant à la délinquance, à la dissidence de l’hérésie, et leur parenté avec les « babouineries » qui inversent dans la marge la scène de l’Ecriture par l’obscénité de l’enluminure, trahit leur nature infernale. Mais Vasari les ignore, et la culture humaniste avec lui, de même qu’il demeure indifférent aux monstruosités latentes qui se conçoivent dans le labyrinthe des grotesques, et qui avaient pourtant frappé l’esprit de son contemporain Cellini. Bien au contraire, Vasari est surtout sensible au charme, à l’élégance, à la délicatesse du dessin, à la fraîcheur de l’invention, c'est-à-dire à l’innocence d’une imagination rêveuse et aérienne qu’aucune culpabilité ne vient lester. Quand il évoque l’art merveilleux de Giovanni da Udine, selon lui le maître du genre, il décrit un paradis verdoyant, une nature en fête en laquelle le péché ne s’est pas encore insinué : « Giovanni imagina des tonnelles de roseau en trompe-l’œil, où grimpaient des vignes chargées de grappes, des clématites, des jasmins, des rosiers, avec toutes sortes d’animaux et d’oiseau » (IX, 343). Aux yeux du décorateur maniériste, les monstres grotesques sont jeux de la nature, ludi naturae, ou de l’imagination, inventions capricieuses d’une verve innocente. S’ils avaient senti le soufre, ils n’auraient pas envahi, comme ils l’ont fait, les Loges du palais pontifical, par ordre de Léon X. En interprétant de cette façon l’art des grotesques, Vasari est sans doute plus proche de l’esprit qui conçut la peinture ornementale des fresques antiques ; il est encore le contemporain d’une culture savante et raffinée, culture de cour dont Baldassare Castiglione a défini l’idéal courtisan (Il libro del Cortegiano est publié en 1528), volontiers attirée par l’ésotérique et l’étrange, et que la discipline du concile de Trente n’a pas encore mise au pas. La sprezzatura, cette élégante désinvolture qui confère aux formes les plus apprêtées de la politesse le charme du naturel, est la vertu suprême de l’homme de cour ; elle n’est pas sans rapport avec la virtuosité dont le peintre de grotesques doit faire preuve, ce far presto, sûreté du geste et rapidité de l’invention, dont Vasari, parfaite incarnation du peintre courtisan, se flatte sans retenue dans l’autobiographie qui conclut son ouvrage. La beauté élégante des grotesques est l’œuvre d’un génie heureux, continuellement inspiré, sans rien qui sente le labeur, « sans rien en lui qui pèse ou qui pose ». Cet art réussit la gageure d’une éblouissante et constante improvisation. Il faut, pour y exceller, de la hardiesse (fierezza), un génie du trait (disegno), de la vivacité (vivacità), et un beau style plein de verve (bella maniera) (Proemio, « La peinture », chap. XI, I, 179 ; éd. italienne p. 85). Les grotesques, ajoute encore Vasari, doivent être animés par une « expression vigoureuse qui révèle l’art sans sentir l’effort, une gagliardezza che mostri arte e non stento » (éd. ital. 84). Ce sont là les valeurs d’une culture aristocratique, qui se plaît à souligner l’excellence des élites, et son aisance dans l’exploit. Loin de se rapprocher de l’imagination médiévale honnie par la culture humaniste, l’art de la « grottesque » s’apparente à la préciosité cultivée par le second maniérisme, à l’esthétique de la « bella maniera », à l’image des poèmes amphigouriques d’un Pietro Bembo, la figure serpentine répondant dans les arts figuratifs au jeu du chiasme et de l’oxymore qui font alors les délices des rhéteurs et des poètes. Les numéros de haute voltige qu’effectuent, de branche en branche, les créatures hybrides qui peuplent le royaume des grotesques, sont à l’image du funambulisme de l’artiste qui s’abandonne sans réserve aux risques de l’improvisation. Fantaisie délibérément gratuite, et qui se fait un titre de gloire de son rigoureux arbitraire, les grotesques sont sans commune mesure avec l’inversion carnavalesque qui renverse dans la marge le pouvoir qui règne au centre. Les grotesques de la renaissance italienne sont presque toujours dépourvus de valeur parodique, et il faut toute l’érudition d’un Philippe Morel, qui a consacré à cette question une belle et savante étude, pour dénicher dans la loggia du castello di Levante de Lagnasco, près de Saluzzo, une sorte de contrefaçon bouffonne du motif médiéval de l’arbre de Jessé : du ventre d’un satyre endormi surgit, tel un sexe monstrueux, un arbre sec dont les ramures en volutes supportent tout un échantillonnage de monstres lilliputiens (Morel 97-98). Il s’agit pourtant d’une vague allusion, d’ailleurs exceptionnelle, plutôt que d’une dérision déclarée. Morel remarque par ailleurs que le grylle, si présent dans les enfers de Bosch et qui hante, de sa gesticulation obscène et goguenarde, les marges des manuscrits, figure démoniaque du péché, de la bestialité qui menace l’homme, est remarquablement absent du décor des grotesques (Morel, 17, 18 et 84). En règle générale, rien d’insolent ni de subversif dans cet art, rien de plus courtisan même que cet exercice de style destiné à éblouir les cours et orner les palais des princes. Il ne s’agit en somme que de jouer, en ce sens toutefois où l’on a pu dire de l’art qu’il est un jeu sérieux, de déployer la finalité sans fin d’une calligraphie virtuose, à l’image de ces jeux subtils destinés à tromper l’ennui des cours, à la faveur desquels le parfait homme de cour était mis en demeure de briller de tout son génie. Aussi a-t-on rapproché avec raison la peinture de grotesques du sous-titre d’un ouvrage que publie à Venise, en 1552, Anton Francesco Doni (1513-1574), religieux défroqué à la verve intarissable et fantaisiste, proche de Vasari par l’admiration sans réserve qu’il vouait à Michel-Ange. Son livre, intitulé La Zucca, est ainsi sous-titré : « Tableau, ou registre des bavardages, litanies, broderies, chimères, châteaux en Espagne, philosophies, pensées et tours d’esprit, sornettes, sentences, mensonges, controverses, lubies, palabres, caprices, inepties, parlotes à tort et à travers, mélanges, fantaisies, nouvelles, caquetages, paraboles, bêtises, proverbes, bons mots, humeurs et autres pirouettes et histoires (Pinelli, La Belle manière, 215). Encyclopédie ludique des caprices les plus extravagants enfantés par l’imagination, la grottesque ne prétend qu’à plaire, elle orne et agrémente le luxe du décor princier, elle embellit la mise en scène de l’ordre établi et se garde bien d’en dénoncer l’injustice.

On s’interrogera pourtant sur cet assagissement du monstre sur la scène de la représentation. Le sociologue soulignera sans doute l’idéal moderne de la civilité, la domestication des pulsions qui façonne la « société de cour », contrôle les affects et favorise l’établissement de l’absolutisme monarchique. Il s’agit pourtant, selon ce schéma de lecture, d’une simple répression qui s’expose fatalement au retour du refoulé, et Norbert Elias n’hésite pas à reconnaître, dans la violence révolutionnaire, le renversement violent de la contrainte, devenue trop évidemment formelle et arbitraire, que le cérémonial de cour imposait aux passions. En ce sens, les monstres narquois qui font régner, dans les marges de l’ordre médiéval, les lois d’un monde renversé, chassé quelque temps par le cérémonial de cour, devraient tôt ou tard revenir sur le devant de la scène et prendre leur revanche. Une telle lecture n’est sans doute pas impossible, et il n’est pas interdit de considérer la caricature politique, qui prend son essor en Angleterre dans les milieux contre-révolutionnaires, ou l’apologie du grotesque revendiqué par les romantiques (préface de Cromwell), ou bien enfin, plus proche de nous, ce grotesque de l’absurde qu’affichent les pitres désespérés, bégayant un discours devenu impossible, obsédés par l’imminence du néant, de Ionesco ou de Beckett, comme les héritiers lointains du renversement carnavalesque auquel un moyen âge à la vérité surtout mythique (car l’ordre médiéval était beaucoup moins accueillant aux renversements de dame Folie qu’on – Foucault à la suite de Bakhtine – a bien voulu le croire) donnait droit de cité, ne lui réservant cependant que les marges de son théâtre. Je souhaiterais pourtant, en conclusion, suggérer une autre voie.

Il se pourrait bien en effet que la disparition des grotesques ne soit pas l’effet nécessairement provisoire du refoulement, mais plutôt l’irréversible conséquence d’une véritable métamorphose. Toute profanation est évidemment solidaire du sacré qu’elle provoque, et dont elle ne présente que l’image inversé. La tentation du sacrilège est le symptôme de la profondeur de l’aliénation, et nullement l’épreuve d’une émancipation véritable. La subversion marginale des Saintes Ecritures, qu’on croit reconnaître non sans complaisance dans l’enluminure médiévale (Camille a montré de façon convaincante le conformisme de cette prétendue insolence) suppose du moins qu’un espace, quelque part, soit consacré aux Saintes Ecritures. La révolution des grotesques n’a de sens que s’il est au centre un dieu dont on puisse renverser le trône, un Christ contre lequel on puisse dresser l’adversité d’un Antéchrist. L’art de Jérôme Bosch n’est sans doute pas étranger à cette mécanique de l’inversion, et c’est pourquoi il peut sans doute recueillir les monstres drolatiques de l’imagination médiévale, tout en les intégrant dans la crise religieuse et politique qui inaugure les temps modernes. Giorgio Vasari, avocat talentueux de l’art virtuose de la grottesque, est citoyen d’un autre monde, celui de Machiavel, florentin comme lui et qui le précède de près de deux générations. L'artiste partage avec l’auteur du Prince l'idée que l’histoire est le combat des hommes entre eux, plutôt que l’accomplissement des desseins de la divine Providence. L’homme est seul maître de son destin, dans la mesure du moins où il échappe aux coups de la fortune, sa dignité est à la hauteur du génie de son œuvre, dont il est l’unique auteur et le seul responsable, et que le peintre conçoit comme une sorte de prouesse semblable, dans l’espace virtuel de la représentation, aux exploits que les chevaliers n’accomplissent plus désormais que dans les romans, la guerre moderne ne laissant plus guère de place au rituel codifié du tournoi. La sécularisation de l’artiste, devenu un personnage de la cour enrôlé pour la mise en scène du pouvoir politique, en l’aliénant au prince, le libère des contraintes du dogme catholique, libération bien entendu relative et à laquelle la remise en ordre tridentine mettra bientôt fin. L’épisode maniériste, qui connaît une exceptionnelle diffusion du décor grotesque, résulte de cet affranchissement de l’invention qui abandonne l’artiste, dans la mesure évidemment où il se soumet à l’ordre politique, aux caprices de son propre génie. Il faut alors concevoir le triomphe de la nouvelle ornementation, librement inspirée du modèle antique, comme la pure expression d’un art livré à lui-même, une sorte d’art pour l’art avant la lettre, une « performance » qui permet au peintre de faire étalage de sa virtuosité. Le flou de la commande (on ne s’étonnera jamais assez de la liberté concédée à Michel-Ange par le pape Jules II pour la décoration de la voûte de la Sixtine) accorde à l’œuvre une certaine liberté dans la définition de son contenu, et met l’accent sur l’élégance de la forme, sur la verve du style plutôt que sur le mimétisme de la représentation, sur la « manière » plutôt que sur l’expression. Le maniérisme est sans doute dans l’histoire cet intervalle où le métier du peintre devient à lui-même sa propre fin. On s’en convaincra en considérant l’œuvre assez exceptionnelle de Lancelot Blondel (1498-1561), un artiste brugeois, en un temps où la cité marchande autrefois prospère est en plein déclin, ornemaniste auquel on confiait la décoration des entrées princières, auteur en 1545 d’un Saint Luc peignant la Vierge, que conserve le musée de Bruges. L’allusion à l’évangéliste est ici un simple prétexte pour montrer en médaillon le peintre et son modèle, pour mettre en abîme le métier du peintre. Cette scène toutefois disparaît dans une extraordinaire architecture dorée et ornée de grotesques antiques, morceau de bravoure par lequel l’artiste entend montrer l’excellence de son métier. Tout se passe comme si l’exubérance du cadre ornemental prenait la première place, tandis que la scène pourtant figurée an centre, et ici explicitement rapportée au métier du peintre, n’était que la cause occasionnelle de la fabrique du chef-d’œuvre. On comprend alors que la prolifération du décor des grotesques est l’effet secondaire du vide béant dans le centre, la crise que connaît alors l’iconographie religieuse déstabilisant l’espace de la représentation et abandonnant le peintre au jeu gratuit de la pure virtuosité. S’il n’est plus donné au peintre un dieu pour le représenter, il ne reste à son art que la finalité sans fin de l’arabesque virtuose. On comprend encore le tempérament mélancolique qui accable et inspire à la fois le peintre maniériste : la condition de l’émancipation de son génie, les fantasmagories qui hantent désormais son imagination, sont la contrepartie d’une lacune centrale, le vide fondateur creusé au centre du tableau, au lieu même où Alberti situait autrefois le foyer convergent de la construction perspective, la zone laissée par le dieu qui s’est exilé pour toujours de l’espace de la représentation. La mélancolie maniériste ne se console pas de ce deuil de la vérité et du sens, et le jeu infini, la prolifération illimitée de la grottesque ne suffit plus à combler le néant, ni l’ennui qui s’en nourrit.

Montaigne commence par ces mots le chapitre XXVIII du livre I des Essais, intitulé De l’amitié : « Considérant la conduite de la besogne d'un peintre que j'ai, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et le vide tout autour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi à la vérité que crotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n'ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ? Desinit in piscem mulier formosa superne. » On reconnaît le quatrième vers de l’Art poétique d’Horace que nous avons cité en ouvrant cette conférence. De cette décoration de grotesques au château de Montaigne, il reste quelques traces, dans le cabinet surtout qui précède le cercle de la librairie où furent rédigés les Essais, peu de chose en vérité, le fragment de ce qui semble être une scène de naufrage, un homme nu et athlétique tenant une lance, quelques décorations en trompe-l’œil architectural à la manière antique, et des guirlandes de fleurs enroulées en rinceaux dans l’encadrement des scènes disparues. Des témoignages du XIXe siècle nous apprennent qu’il s’agissait d’un ex-voto pour une scène de naufrage, du jugement de Pâris, de l’incendie de Troie, d’un combat, des amours de Vénus et Mars, de Vénus pleurant Adonis et d’une Charité romaine (Alain Legros, Essais sur poutres, 119-150). Décor imité de la manière antique, et qui n’emprunte rien à l’iconographie du christianisme. L’analogie est en effet frappante entre l’écriture sans fin des Essais (III, 9, « De la vanité » : « Qui ne voit, que j'ai pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j'irai autant, qu'il y aura d'encre et de papier au monde ? ») et l’arabesque illimitée de l’ornementation grotesque : le vide qui s’ouvre dans le centre porte le deuil de l’ami disparu, Etienne de la Boétie, à la mémoire duquel Montaigne consacre l’essai plus haut cité sur l’amitié. Il nous fait comprendre que le travail d’écriture est en quelque sorte le prolongement intérieur et silencieux de l’entretien réciproque qui vivifiait la parfaite correspondance, la quasi gémellité des deux amis. Le livre supplée ainsi à la merveilleuse vitalité que communiquait à Montaigne le double qui, en s’absentant, l’abandonne désormais à sa solitude. Au centre du premier livre des Essais (très exactement au chapitre 29 qui sépare les 28 premiers des 28 derniers chapitres du Livre I), Montaigne, qui conçut d’abord son œuvre comme un tombeau édifié à la mémoire de l’ami disparu, voulait publier le Discours sur la servitude volontaire, mais les calvinistes l’ont précédé, sous le titre usurpé Contr’Un, enrôlant le texte de La Boétie au service de leur mauvaise querelle : « Cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre police ». A cette œuvre prématurément divulguée, Montaigne substituera donc vingt-neuf sonnets du même La Boétie qu’un ami commun vient de lui communiquer. C’est ainsi qu’au centre du premier livre de son ouvrage, comme au centre vide autour duquel le peintre de grotesque brode ses rêveries, s’ouvre le vide creusé par un deuil très cuisant, absence à laquelle le texte du Discours aurait pu remédier s’il n’avait été lui-même dérobé, ce qui a la valeur pour Montaigne d’une trahison posthume et comme d’une seconde mort ; pour corriger l’effet de cette seconde soustraction, Montaigne publiera donc ces vingt-neuf sonnets (leur nombre est identique au numéro du chapitre qui les accueille) qui ont conservé quelque chose du feu de la jeunesse et portent l’empreinte comme vivante de celui qui s’en est allé au royaume des morts. Ces sonnets « ont je ne sais quoi de plus vif et de plus bouillant, comme il fit en sa verte jeunesse, et échauffé d’une belle et noble ardeur que je vous dirai, Madame [il s’agit de la dédicace adressé à madame de Grammont], un jour à l’oreille. » Les sonnets qui remplacent le Discours, qui devait représenter l’ami disparu, ont un je ne sais quoi de plus vif qui s’efforce d’occuper la place du mort. Sur l’exemplaire de Bordeaux, c'est-à-dire cette édition de 1588 retrouvée à sa mort et qu’il avait enrichie de très nombreux « alongeails » (III, 9 : « Laisse Lecteur courir encore ce coup d'essai, et ce troisième alongeail, du reste des pièces de ma peinture. J'ajoute, mais je ne corrige pas »), Montaigne a rayé d’un trait de plume les sonnets de La Boétie, inscrivant en marge : « Cela se voit ailleurs », ce qui supposerait une édition publiée entretemps, et dont on n’a pourtant pas trouvé la moindre trace. Aveu sans doute que le vide central, qui fournit à la fois la source et l’occasion de la calligraphie des grotesques, est irrémédiable, et que rien ne saurait vraiment le combler. Le principe de l’écriture est cet inconsolable néant qui laisse la place libre à la variation sans fin de la « rêverie » mélancolique. Les additions, les « alongeails », qui dessinent dans la marge les excroissances d’un texte décidément démesuré font une sorte d’ornementation grotesque à l’écriture qui court au centre de la page ; et le texte lui-même se nourrissant de cette protubérance, destinée à passer au centre dans l’édition suivante, n’est qu’une sorte d’addition de grotesques, la glose paradoxale et illimitée d’une parole de vérité dont le monde est dépourvu, et qui seule pourrait mettre fin à la série jamais achevée des Essais. Les Essais tentent un autoportrait de l’artiste en reclus mélancolique, et les monstres et chimères qui courent dans les marges de l’extravagance grotesque se retrouvent encore au centre, Montaigne se découvrant, avec intérêt et curiosité, monstrueux lui-même en ce miroir : « Dernièrement que je me retirais chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne me mêler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi : Ce que j'espérais qu'il peut meshuy [désormais] faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr : Mais je trouve, qu'au rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-même, qu'il ne prenait pour autrui : et m'enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté, j'ai commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même. » (I, 8). Espérance déçue, l’essai de soi-même progressant par la découverte de la monstruosité croissante qui nous rend étrange à nous-mêmes : « Jusques à ceste heure, tous ces miracles et événements étranges, se cachent devant moi : Je n'ay vu monstre et miracle au monde, plus exprès que moi-même : On s'apprivoise à toute étrangeté par l'usage et le temps : mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m'étonne : moins je m'entends en moi » (II, 11). Difformité en laquelle s’exprime « la nihilité de l’humaine condition » (II, 6), l’homme portant au cœur de lui-même, telle la lacune centrale dans le cadre de laquelle le peintre de grotesques dessine ses arabesques, un néant fondateur qu’entoure et orne l’écriture rhapsodique de Montaigne, le graffiti des Essais. Exercice bien fait pour corriger la bêtise et la présomption des esprits suffisants et pleins d’eux-mêmes, oublieux de leur néant, qui se prennent pour le centre du monde et érigent les coutumes de leur pays en lois universelles. Combien valent mieux ces sauvages (l’homme sauvage, ou homo silvaticus, est un personnage bouffon qui faisait dans la marge médiévale un contrepoint au sérieux du texte qui occupait le centre) dont les mœurs sont si merveilleusement étrangères aux nôtres, ces sauvages que nous avons honteusement trompés et cruellement massacrés, et auquel l’essai 6 du livre III (« Des coches ») accorde bien volontiers la place du centre, la place du roi ; quant aux animaux, relégués également par le pouvoir central dans la marge des grotesques, l’apologie de Raimond Sebond, qui occupe la majeure partie du livre II, leur reconnait une sagesse bien supérieure à celle de l’homme lui-même. L’Essai de Montaigne, toujours excentré et qui fait de la digression la substance même de son style, n’est ainsi lui-même qu’un immense grotesque, ouvrant à l’écriture une carrière illimitée, un jeu qui divertit efficacement son auteur du néant qui endeuille sa nature, par l’énigme inépuisable qu’il se découvre pour lui-même, et l’entraîne dans la chasse d’une vérité qui se dérobe toujours : « Et si je fais le fol, c'est à mes dépens, et sans l'intérêt de personne : Car c'est une folie, qui meurt en moi, qui n'a point de suite […] C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde, que celle de notre esprit : de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : oui, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n'ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle [que je tiens le registre] et n'étudie que moi » (II, 6, « De l’exercitation »). Par un ultime renversement, la douleur du deuil devient ainsi l’événement fondateur d’une conversion, la révélation du labyrinthe de l’intériorité où l’écrivain, seul avec lui-même, est en communication avec les plus grands esprits qui ont paru dans le monde, et dont les maximes mémorables sont inscrites sur les poutres de la librairie qui conserve leurs œuvres. En choisissant d’être à lui-même la matière de son ouvrage, il s’est voué à une tâche infinie. Montaigne, seul avec son livre, sera toujours en bonne compagnie : une infinité de voix contraires parlent en lui, et font de son personnage une rapsodie curieusement décousue, un théâtre aux multiples rôles, une discordance dont la richesse est inépuisable : « Si je parle diversement de moi, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s'y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral et avare et prodigue : tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire : et quiconque s'étudie bien attentivement, trouve en soi, voire et [et même] en son jugement même, cette volubilité et discordance » (II, 1, « De l’inconstance de nos actions »).

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Notes
1. Sed haec, quae ex veris rebus exempla sumebantur, nunc iniquis moribus inprobantur. Nam pinguntur tectoriis monstra potius quam ex rebus finitis imagines certae: pro columnis enim struuntur calami striati, pro fastigiis appagineculi cum crispis foliis et volutis, item candelabra aedicularum sustinentia figuras, supra fastigia eorum surgentes ex radicibus cum volutis teneri plures habentes in se sine ratione sedentia sigilla, non minus coliculi dimidiata habentes sigilla alia humanis alia bestiarum capitibus. Haec autem nec sunt nec fieri possunt nec fuerunt.
2. Vasari fonde en 1563, sous l’égide de Cosme de Médicis, grand duc de Toscane, l’Accademia del disegno, première académie de peinture et de sculpture.

10.12.12

La tradition des grotesques




1. Catherine Auguste, Grotesque, Meuble Peint, Nîmes, 2012

" Les grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l'Antiquité pour orner des surfaces murales où seules des formes en suspension dans l'air pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d'artiste : ils inventaient ces formes en dehors de toute règle, suspendaient à un fil très fin un poids qu'il ne pouvait supporter, transformaient les pattes d'un cheval en feuillage, les jambes d'un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d'espiègleries et d'extravagances. Celui qui avait l'imagination la plus folle passait pour le plus doué. "

Giorgio Vasari, "Introduction technique", De la peinture (c. 1550), chapitre XIV

Des grottesques aux grotesques

Vasari nous propose ici une définition des grottesques directement inspirée du texte de Vitruve (De Architectura) écrit seize siècles plus tôt. Car en effet, les grottesques sont une tradition artistique remontant à l'Antiquité romaine. L'Italie sera le point de départ de cette "renaissance" avec la découverte de décors antiques dans les sous-sols de la Domus Aurea, palais somptueux de l'empereur Néron à Rome.

Nous sommes à la fin du XVe siècle, époque où le goût pour l'Antiquité s'est largement aiguisé : les fouilles archéologiques se multiplient, les artistes recopient les stucs et les sculptures exhumés.

La Domus Aurea est miraculeusement préservée car elle avait été enfouie rapidement sous les thermes de Trajan au IIe siècle. Le déblaiement est progressif car volumineux. Les voûtes, puis les murs et enfin les décors audacieux se révélent peu à peu à la lueur des torches. Les visiteurs se croient à l'intérieur de grottes d'où le mot "grottesques" pour désigner ces décors fantasques. Ce terme s'impose au fil du temps avec une modification orthographique d'importance, liée à l'évolution stylistique au cours du XVIe siècle : "grottesque" va perdre un "t" et devenir "grotesque".

Un contexte favorable à cette " renaissance " à la fin du XVe siècle

Une conjonction de circonstances permet l'entrée en scène et surtout la large diffusion de la grottesque dans tous les domaines de l'art :

Le retour à Rome au XVe siècle des papes exilés en Avignon. Ils se trouvent confrontés à une ville ruinée, démunie de tout prestige artistique et indigne de la première ville chrétienne. Davantage intéressée par l'art et l'archéologie que par les questions religieuses (nombre de papes et de cardinaux qui se sont succédés venaient de grandes familles où l'esprit humaniste régnait), la cour pontificale commandite les artistes les plus illustres : Le Pérugin, Ghirlandaio, Signorelli, Botticelli, peu après Giovanni da Udine et Raphaël. Tous travaillent déjà dans les cours de Milan, Padoue, Florence, Pise ou Ferrare, véritables centres créatifs et humanistes.

L'omniprésence des vestiges antiques à Rome plus que partout ailleurs imprégne profondément la sensibilité et entraîne sans doute l'émergence d'une unité ornementale. Déjà le sculpteur Donatello ou le peintre génial Mantegna étaient dotés d'une véritable formation d'archéologue. C'était dans l'air du temps. On a d'ailleurs trouvé des graffiti-signatures sur les murs de la Domus Aurea de Ghirlandaio, de Fillipino Lippi, de Pinturicchio… montrant ainsi leur intérêt pour ce style ornemental qu'ils ont copié, interprété et largement diffusé.

Le développement de l'estampe et de la gravure aide la propagation rapide des motifs à grottesque copiés ou réinventés. Au tout début du XVIe siècle la documentation est déjà abondante. On l'utilise pour le report des motifs dans la peinture murale, la tapisserie, l'orfèvrerie… La plupart des graveurs italiens ont fréquenté l'illustre Mantegna ou subit l'influence de Dürer. En France, à la moitié du XVIe siècle, Jacques Androuet du Cerceau émerge de l'anonymat grâce à François Ier laissant des recueils de planches d'inspiration italienne et flamande.

L'Europe du XVe siècle, en " crise existentielle ", penche tantôt vers des idées d'humanisme tantôt vers un mysticisme exacerbé ; la quête d'une modernité pointait. Dans cette période si contradictoire, les artistes répondent à de nouveaux commanditaires enrichis par l'expansion commerciale et désireux de luxe. Les grottesques dénués d'allusion religieuse et porteur d'une totale nouveauté répondent à cette volonté de modernité et de nouvelle aventure.

Evolution stylistique, la grottesque perd un " t "

Des grottes de la Domus Aurea, on adopte le terme affectif de " grottesque " pour qualifier un genre ornemental tout entier redécouvert. Au cours du XVIe siècle le glissement stylistique des décors transforme l'orthographe en grotesque le chargeant ainsi du sens de comique, ridicule voire insupportable. La force du grotesque est de pouvoir englober toutes les formes imaginatives de l'ornement passant ainsi des fantaisies d'un Pinturicchio aux charmes légers d'un Raphaël ou à la folie des structures molles d'un Cornelis Floris d'Anvers. Les influences Nord-Sud sont incessantes par le biais des gravures et du voyage des artistes conduisant ainsi à une constante surenchère créative. Les ressources sont donc multiples :

• bizarreries, drôleries ou monstres largement présents dans les manuscrits de l'Europe du Nord du XIVe siècle,

• rinceaux habités, longues tiges d'acanthe ou de vigne à l'enroulement infini où fourmille toute une faune à échelle variable,

• singeries et chinoiseries du XVIIe siècle qui marquent le passage à l'arabesque

Mais deux lois fondamentales, clairement définies par André Chastel, nous permettent de toujours les reconnaître :

• la négation de l'espace, il s'agit d'un monde sans poids, sans épaisseur articulé selon un mélange de rigueur et d'inconsistance ; une architecture de la suspension et du vertige,

• et le démon du rire fondé sur le jeu et la combinaison de formes hybrides mi-végétales, mi-animales ou mi-humaines qui surgissent dans un foisonnement vivant. Ce sont des formes de la pure imagination où la fantaisie peut aussi se transformer en folie.

Quelques peintres

Luca Signorelli (1445-1523), héritier de Piero della Francesca, chapelle Saint-Brice à la cathédrale d'Orvieto en 1499-1504

Filippino Lippi (1457-1504), chapelle Carafa de l'Eglise de la Minerve de Rome en 1486-1493 pour les candélabres des pilastres de soubassement, chapelle Strozzi à Santa Maria Novella de Florence

Bernardino Pinturichio (1454-1513), appartements Borgia au Vatican à Rome, bibliothèque Piccolomini à la cathédrale de Sienne, l'un des premiers à pratiquer le décor à grottesque

Raphaël (1483-1520), élève du Pérugin, architecte en chef et surintend ant des édifices à la cour pontificale, Villa Madame, Loges du Vatican à Rome ; un des représentants de la grottesque de style " néronien "

Giovanni da Udine (1487-1561), collaborateur de Raphaël pour les Loges du Vatican à Rome et de Jules Romain à Mantoue

Le Primatice (1504-1570), installé en France, élève de Jules Romain, dirige le chantier du château de Fontainebleau après la mort du Rosso

Quelques graveurs

Nicoletto da Modena et Giovantonio da Brescia, nombreuses planches de grottesques vers 1500-1515 qui permettront la diffusion par la gravure

Veneziano (Agostino Musi) un des graveurs les plus actifs du début XVIe siècle, influencé par Dürer, il publie des gravures à grottesques proches de celles de Giovanni da Udine dans les Loges vaticanes

Jacques Androuet du Cerceau (1510-après 1584), graveur français qui a une grande influence par ses publications gravées : le recueil des Grandes Grotesques en 1562 présente des planches décoratives pleines de fantaisies et baroquisantes

Illustrations
Luca Signorelli, Chapelle Saint Brice, cathédrale d’Orvieto, 1499-1504
Bernardino Pinturichio (1454-1513), chapelle Rovere, Santa Maria del Popolo, Rome, vers 1509
Veneziano, Rinceau habité, gravure réalisée d’après un modèle d’antique, Rome, 1536
Jacques Androuet du Cerceau, décor vertical où se mélangent des créatures fantastiques, des masques et des êtres hybrides, 1550
Cornelis Van Bos, Pays-Bas, 1550, détail d'un cortège parodique : l'impuissance à progresser et la dérision les fêtes de rue. C'est le monde du songe et des chimères. Les oiseaux des graveurs flamands sont souvent irréels à la différence de Raphaël qui les traite de façon naturaliste dans les Loges du Vatican.



2. Franz Fenris, Les Grotesques, Meuble Peint, Canouville, 2012

Il est des personnages étranges dont les membres feuillagés font volutes. D’autres reposent sur des jambes caprines ou serpentiformes. Leur buste humain soutient une tête canéphore, souvent jeune. Un oiseau, parfois en vol, tire sur un ruban duquel pend une somptueuse guirlande de fruits. Ici une Victoire. Au bout enroulé de son aile se suspend la quenouille vrillée d’un nuage de fumée qu’un vase antique laisse échapper. Là un satyre. Quelques serpents, chiens, chèvres. Plus bas des enfants joufflus jouent. Ceux-ci ignorent, au dessus d’eux, l’énorme tête grimaçante qui n’a pour corps que les bouillonnements d’une barbe furieuse, végétale. Plus loin, un portique aux colonnes filiformes encadre une scène mythologique. Un petit dragon, ou un astrolabe, complètent le tableau.
Un monde sans profondeur ni perspective, où, bien souvent, tout est relié par un fil, un bout de ruban, la crosse d’une tige végétale.
Tel est l’univers dans lequel nous nous proposons de plonger, et de montrer qu’en dépit d’une apparente incohérence, ces décors obéissent à des règles et appartiennent à l’époque qui les a réinventés.

Historiquement, ces décors que l’on nomme « les grotesques » prennent leur origine dans les fantaisies peintes dont la Rome antique avait couvert les murs et les plafonds de ses palais. Après plus de mille ans d’oubli, stimulée par le renouveau des valeurs formelles classiques qui caractérise la Renaissance, l’Italie du quinzième siècle retrouve son passé et multiplie les recherches archéologiques. Ce type de décor nouveau présente une certaine longévité. Au Moyen Age, il se trouve confondu dans une mare magnum d’interférences et n’a pas encore pris son existence propre. Le XVIe siècle constitue son âge d’or par l’ampleur spectaculaire qu’il prend dans les décors peints des palais. L’ère baroque en fait la critique mais lui maintient toute sa vigueur. Il connaît plus de légèreté à l’époque Rococo qui en fait des « arabesques » par orientalisation ; et le néoclassicisme en refait une mode qu’une certaine officialisation finit par épuiser au XIXe siècle. Nous ne considérons ici que la période Renaissance.

Décor antique

Le vocabulaire qui, pour part, caractérise les décors de grotesques, existait donc déjà sous l’antiquité. La décoration romaine du second style (100-20 av. JC) présentait par exemple déjà des coupes de fruits, des masques, et des perspectives architecturales s’ouvrant rythmiquement sur d’autres édifices ou sur des paysages. Déjà l’on trouvait peintes sur les murs des palais des créatures hybrides anthropomorphes (sirènes, satyres, centaures) ou zoomorphes (chevaux ailés, griffons). L’abondance des hybridations illustrait déjà un imaginaire de la transformation (Ovide compose ses Métamorphoses avant l’an 8 ap. JC). Les candélabres remplaçaient peu à peu les colonnes.
A Herculanum, l’on trouvait des architectures filiformes, des trompe-l’œil et un aplatissement des volumes dans lesquels l’audace des inventions s’est accentuée jusqu’à l’apogée du 4ème style (de 41 à 79 ap. JC). Déjà, ces décors étaient soumis à la critique. Quoique la morale antique (Aristote, Empédocle) acceptât la copie de la nature, Vitruve comme Horace jugeaient les fantaisies des décors des palais romains comme étant le reflet de la corruption des princes et voyaient dans ces peintures le résultat des songes délirants d’hommes malades. Platon condamnait tout simplement toute représentation.

Quattrocento

Au quinzième siècle, le renouveau de l’art classique en Italie, qui définit pour part la Renaissance, s’exerce au départ peu par la peinture, rare, ou seulement par des descriptions littéraires d’auteurs anciens. Le répertoire de la sculpture décorative (essentiellement des bas reliefs) est par contre abondant (sarcophages, arcs de triomphe, portes et théâtres), et génère des décors, souvent en grisaille, cantonnés aux éléments d’encadrement de tableaux et de fresques, avec une préférence pour les éléments verticaux (piliers, lésènes, pilastres) que l’on couvre de rinceaux, candélabres, guirlandes et trophées militaires (Pinturicchio, Mantegna). L’influence romaine intègre encore une part de fantastique médiéval, qu’elle mêle aux dauphins, satyres, et harpies classiques. La naissance du décor de grotesques est par ailleurs alimentée par la tradition de l’art des marginalia, lettres et marges ornées des manuscrits médiévaux, où grouille toute une faune monstrueuse.

Structurellement, la prolifération des grotesques se réalise sur deux axes : l’axe vertical par les empilements de la construction en candélabre ; l’axe horizontal par les volutes et les contre volutes des suites de rinceaux habités.

L’engouement pour le décor à l’antique est lent, progressif, et se trouve alimenté à la fin du siècle par la découverte fortuite d’un corpus nouveau. Alors que toute l’Italie, et notamment Rome, est à la recherche de ses vestiges, un promeneur, vers 1480, est tombé dans un trou, non loin du Forum. On inspecte la cavité et découvre, à lueur d’une torche, des peintures. On ignore alors qu’il s’agit là d’un palais néronien somptueux, la Domus aurea, dont les salles avaient été comblées, plutôt que détruites, lors de la construction des thermes par Trajan, au début du deuxième siècle de notre ère. Un oubli de presque quatorze siècles et la privation de lumière en ont préservé intacte la décoration peinte.
Le déblaiement des salles immenses dure environ 25 ans et, à mesure que progresse l’excavation, laissant voir d’abord les voûtes, puis les parois, les artistes du temps contemplent, fascinés, et dessinent à la lumière des torches, ces décors dont la légèreté et la fantaisie répond bien au goût du moment.
Qu’y voient-ils ? Des agencements de paons, d’hippocampes, de griffons et autres êtres hybrides, de frises de rinceaux, fins candélabres, tableautins et scènes mythologiques, de caissons et différents cadres. Des enchaînements disparates qu’ils pensent être des hiéroglyphes et tentent d’interpréter. Mais surtout, une spontanéité du geste peint, une légèreté du détail, un usage nouveau du fond de couleur. Il ne s’agit pour eux alors que de grottes, lugubres et étranges, dans lesquelles ils viennent pique-niquer de vin et de pommes, et ils nomment eux mêmes « grottesques » les compositions qu’ils en tirent au service de la décoration des palais que les puissants leur commandent.

Ces artistes sont Pérugin, Pinturicchio, Luca Signorelli, Sodoma, Filippino Lippi, qui, peu à peu, font sortir les éléments antiques des bandes d’encadrement pour constituer des décors pour des surfaces plus vastes comme les pendentifs et voûtains, sur fonds or, rouges, bleus ou noirs.

Affirmation d'un nouveau style

Si cette découverte archéologique majeure influence graduellement les productions peintes de la fin du quattrocento, un tournant stylistique flagrant semble s’opérer autour de l’atelier de Raphaël. Après leur exil en Avignon, le retour des papes dans la ville éternelle au XVe siècle fait de Rome, alors dénuée des fastes que sa position de première ville de la Chrétienté réclame, le terrain de toutes les commandes. Afin d’élever Rome au rang qu’elle mérite, le pape s’entoure des meilleurs artistes, dont Raphaël. L’acceptation des nouveaux décors « à l’antique » par les commanditaires contribue certainement à la consécration officielle des grotesques. Or, l’enthousiasme des artistes travaillant au Vatican auprès de Raphaël (notamment Giulio Romano, Giovanni da Udine, puis Perino del Vaga) conduit à la création de décors pour le Cardinal Bibbiena, ou pour les loges du Vatican totalement inspirés par la nouvelle découverte archéologique.

Dans la Loggetta du Cardinal Bibbiena, Giovanni da Udine ajoute au répertoire néronien des notations naturalistes (chèvres, poissons, oiseaux…). Avec les Loges du Vatican, la circonscription des décors par des cadres permet leur contrôle, s’oppose à l’anarchie que leur fantaisie ferait craindre et donc les rend compatibles avec les préceptes religieux, quoique l’Eglise en ait toujours critiqué l’étrangeté. L’imaginaire de la Renaissance obéit aux règles précises d’une logique apparente (rythmes de cadres) et n’utilise qu’une petite partie de tout le merveilleux médiéval des marginalia des manuscrits et des décors de cathédrales. On passe du monstrueux menaçant à l’hybride quasiment familier.
Avec Raphaël, les dissonances sont harmonisées, les excès tempérés, et commence une diffusion à grande échelle. L’usage des grotesques chez soi devient signe de distinction et de culture. Le XVIe siècle devient le siècle des grotesques par antonomase. Le sac de Rome en 1527 par les troupes de Charles Quint disperse les artistes et contribue à répandre les nouveaux décors. Giulio Romano à Mantoue, Perino del Vaga à Gènes, multiplient les inventions. Encore à Rome, ils dessinent déjà tous deux à l’attention de tous les artisans des arts décoratifs. Il faut alors souligner le rôle de diffusion des graveurs (Marcantonio Raimondi travaille aussi auprès de Raphaël entre 1510 et 1520), et notamment les graveurs des années 30 (Agostino Musi dit Veneziano et Enea Vico). Des murs des palais, les grotesques envahissent tapisserie, céramique, arts du métal, et tous les objets présentant une surface à décorer.

Maturation

La seconde moitié du cinquecento est le lieu de la production de décors extrêmement aboutis ayant contribué à la création d’un style fort que les réflexions morales, comme nous le verrons plus loin, sont venues toujours étayer ou discuter. Ici et là, l’usage systématique des grotesques sur fond blanc recule parfois pour l’usage, dans les salles de représentation, de la polychromie, du stuc, ou de scènes narratives, que celles-ci soient allégoriques, historiques ou mythologiques, voire même de paysages. Elles prennent alors toute leur importance dans les vestibules appelés « atriums », dans les cabinets de travail, sur les corniches, où s’épanouissent virtuosité, rapidité d’exécution et inventions architecturales de plus en plus délirantes.

Codification

S’il est impossible d’interpréter à la lettre les compositions de grotesques comme des hiéroglyphes ou des rébus, l’âge d’or qu’elles connaissent à la Renaissance s’accompagne d’un désir de sémantisation et de rapprochement avec d’autres langages symboliques.

On y mêle volontiers des signes connus dans un but panégyrique et allégorique : emblèmes familiaux ou héraldiques comme les boules des Médicis ou la tiare et les clés papales ; références métaphoriques comme une flèche atteignant sa cible ou le lys de la Vérité pour illustrer les qualités personnelles d’un commanditaire ; caractères hiéroglyphiques et références à l’alchimie, comme au plafond de la bibliothèque de l’abbaye de San Giovanni Evangelista de Parme, dans un essai de représentation symbolique de l’ensemble des connaissances du moment ; enfin utilisation des fables d’Esope qui permettent d’insérer un sous-contenu moralisant au sein de l’apparente désorganisation du vocabulaire néronien, comme pour en racheter l’emploi.

La quête de sens prend aussi d’autres visages. Ainsi la réunion de divers objets autour d’un même thème qu’incite la mode du collectionnisme attachée à celle des Wunderkammern (comme aux plafonds peints des corridors de la galerie des Offices), cultive les détails naturalistes, et accumule objets domestiques et archéologiques.
Des éléments du décor font parfois référence au contenu (Offices) ou à l’usage des pièces (Villa Caprarola).
Et si le mot « grotesque », comme adjectif, ne prend son sens péjoratif de ridicule, outré, qu’au XVIIe siècle, le grotesque y est rare, quoiqu’on admette le cocasse, s’il est au service de la truculence. On a par contre souvent établi un lien entre les grotesques et la littérature burlesque de l’époque, notamment avec le genre poétique macaronique.

Nous avons mentionné plus haut la réserve que l’Eglise manifestait envers les grotesques. On les lie d’abord au côté caverneux et lugubre de ce que l’on croyait encore être des grottes lors des fouilles de la Domus aurea. On leur attribue ensuite la mauvaise réputation attachée aux extravagances décadentes de Néron.
A la suite des moralisateurs antiques, l’imagination débridée dont elles témoignent est perçue par la critique post-tridentine comme improbable, mensongère, donc fausse et immorale, sans compter leur paganisme évident. Il a fallu les talents d’un Antonio Francesco Doni pour les défendre en soutenant qu’elles ne sont qu’à la limite du réel, comme des formes bizarres de la nature, exceptionnelles mais possibles. La codification morale se fait alibi. On invente des règles d’association morphologique pour la construction des hybrides. Ces règles, exprimées par Francisco de Hollanda (1540), puis reprises par Paolo Lomazzo (1584), expliquent qu’une certaine vraisemblance s’impose et l’on bannit le monstrueux hors nature et le démoniaque. L’on avance encore que les grotesques répondent au principe même du maniérisme, par lequel l’art n’est pas uniquement imitation mais artifice, donc licence, que l’intellect doit corriger en une création raffinée et sage, à mi-chemin entre réel et imaginaire. Pirro Ligorio (1570) discute de l’utilité et du danger d’apporter sens à un décor. Le siècle joue ainsi de constants allers et retours entre les interdits des tenants rigides de la Contre-réforme et la liberté des peintres dont la fantaisie s’accroît dès lors que la possibilité leur est offerte.

Il faut enfin dire un mot des règles de construction du décor de grotesques mises au jour par Philippe Morel (1998), et qu’il nomme les « figures du paradoxe ». L’auteur souligne, en plus de l’utilisation aberrante des lois de la pesanteur et de l’équilibre, une certaine accentuation de contrastes dynamiques : rapports de forces disproportionnés, tiraillements de forces contraires. Il décrit encore des relations dynamiques entre des êtres pétrifiés et des statues vivantes, notamment à Torrechiara.

Mutations

L’Italie n’est bien sûr pas le seul théâtre de ces inventions. Un va et vient incessant entre nord et sud s’opère. France, Allemagne et Pays-Bas participent au jeu. L’Italie influence les pays du nord et ceux-ci, en retour, après avoir donné au nouveau style son expression locale, enrichissent les compositions italiennes. En France, Rosso Fiorentino et Francesco Primaticcio traduisent à Fontainebleau le nouveau style en trois dimensions en accordant une place majeure au jeu de bandes ajourées et parfois enroulées que l’on nommera « cuirs découpés ». Cette production locale originale ré-influencera le sud, dont elle a conservé tout le vocabulaire des ignudi, putti, faunes, mascarons, vases, termes, canéphores et encarpes. Jacques Androuet du Cerceau commet deux recueils de grotesques (en 1550 et 1562) et diffuse le genre italien. René Boyvin et Léonard Thiry apportent un accent angulaire très français. Etienne Delaune grave pour les arts du métal.

A Nuremberg, Peter Flötner, entre autres, apporte une note plus nordique. Les pays germaniques associent rapidement les grotesques aux mauresques. En Flandres l’on réalise les tapisseries d’après les dessins de Raphaël ou de Perino del Vaga. En Hollande, Cornelis Floris réalise une fusion synthétique entre les cuirs découpés de Fontainebleau et les édicules et prosceniums des architectures néroniennes. Cornelis Bos, crée des triomphes dans un esprit carnavalesque, dans lesquels les cuirs se transforment en lames de métal d’allure molle… on est alors très loin de Raphaël. Les Pays-Bas sont aussi le lieu d’une expression unique qui donne aux grotesques un visage d’une inquiétante organicité.

Illustrations
Masséot Abaquesne, gourde à décor de grotesques, faïence, Musée de la Céramique, Sèvres
Vitrail à décor de grotesques, grisaille et jaune d’argent, Musée National de la Renaissance, Château d’Ecouen
Constructions symétriques en candélabre où Victoires affrontées reposent sur des volutes, Maison de Livie sur le Palatin, Rome
Pietro Vannucci dit Pérugin, voûte de la salle des Audiences, Collegio del Cambio Pérouse, vers 1500
Luca Signorelli, 1499-1504, registre inférieur des parois de la chapelle San Brizio, cathédrale d’Orvieto
Raphaël et son atelier, détail d’un pilastre, les Loges, Palais du Vatican, 1517-19
Agostino Musi dit Veneziano, gravure tirée d’un recueil de grotesques, vers 1520
Palazzo Vecchio, Florence
Alternance des fonds blancs et rouge foncé, avec insertion de scènes narratives
une voûte du Palazzo della Corgna, Castiglione del lago
Villa Médicis, studiolo du cardinal Ferdinand de Médicis décoré par Jacopo Zucchi de fresques représentant des allégories des saisons et plusieurs fables d'Ésope
Villa Caprarola, Viterbe Sale di Giove vers 1575
Torrechiara, salon des Acrobates par Cesare Baglione, 1580-84, Castello Sforza di Santa Fiora
Décor dans la cuisine du palazzo Vitelli à Sant’Egidio, Città des Castello, Pérouse, par Giovanni Antonio Paganino
Cornelis Bos, Triomphe, détail de gravure, vers 1550
Jacques Floris, Pays-Bas, détail de gravure, XVIe siècle


Bibliographie

André Chastel, La Grottesque, Paris : Edition Le Promeneur, 1988

Philippe Morel, Les Grotesques, les figures de l'imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Paris : Edition Flammarion, Collection Champs, 2001. Le mot grotesque devient au XVIIe siècle un qualificatif essentiellement négatif, synonyme de bizarre, de ridicule ou d'extravagant. Mais il fut d'abord employé dès le début du siècle précédent pour désigner des peintures murales largement inspirées des fresques et des reliefs antiques, auxquels s'ajoutaient parfois des réminiscences des marginalia gothiques. Ce genre décoratif connut un immense succès tout au long du XVIe siècle, d'abord en Italie, puis un peu partout en Europe, en s'étendant à la sculpture, à la gravure et à bien d'autres techniques.
Partant de motifs et de schémas essentiellement antiquisants, le langage des grotesques s'est progressivement détaché de cette référence figurative en s'inspirant de diverses matrices culturelles contemporaines. C'est donc l'analyse de ces voisinages déterminants et de ces relations constitutives qui permet de rendre compte du fonctionnement multiple de ce langage apparemment incohérent, et d'en dégager la spécificité historique et la densité culturelle : le rapport à la tradition hiéroglyphique, au collectionnisme éclectique et à l'esthétique de l'abondance, la littérature burlesque, la logique épistémique des hybrides ou la construction rhétorique et paradoxale des compositions apportent autant d'éclairages décisifs sur les nombreux décors pris en considération.

Alessandra Zamperini, Les Grotesques, Editions Citadelles et Mazenod, 2007. Vasari définit les grotesques comme un genre de peintures libres et cocasses, inventé dans l'Antiquité pour orner les surfaces murales. Il a pour principaux motifs des rinceaux végétaux, des candélabres, des figure humaines, mythologiques, animales ou hybrides - insolites ou fantastiques - disposés sans aucune logique apparente, narrative ou spatiale. Après la découverte de la Domus Aurea, en 1480, les grotesques connurent un extraordinaire succès, consacré par leur emploi dans les Loges du Vatican, décorées vers 1518 par Raphaël et son atelier. Elles devinrent une composante essentielle de la décoration des monuments profanes et religieux, envahissant, par exemple, le palazzo Grassi et le musée Correr à Venise, la Farnésine à Rome, le palais Caprarola, le palais Giulio Gonzaga à Mantoue, les Offices à Florence, le monastère de Monte Oliveto Maggiore près de Sienne, etc. La France fut l'un des pays les plus sensibles à l'influence des grotesques. François Ier, entre autres, fit décorer sa galerie à Fontainebleau en 1531. Pour la première lois, un ouvrage richement illustré donne un aperçu de toutes les tendances de ce genre pictural original.

Site Français du Meuble Peint

9.12.12

Maniérisme : rébellion mélancolique


T. Gheeraert, Fantaisies singulières, Melancholia, Rouen, 2009-2011, 2.1.2

Les maniéristes, pour se démarquer des maîtres, et pour exister malgré les grandes ombres qui les écrasent, cultivent l’originalité [...] et la fantaisie jusqu’à la bizarrerie. C’est ce goût de l’insolite qui les pousse à retrouver le secret [...] des grotesques.

Vasari : Motif Grotesque
fresco, détail
Palazzo Vecchio, Florence
Le culte du "moi". Pour compenser ce sentiment d’écrasement qu’ils éprouvent face aux maîtres, les représentants de la maniera moderna seront agressivement individualistes, indisciplinés, personnels jusqu’à l’exubérance, géniaux et excentriques, tout en disposant d’un savoir-faire technique acquis auprès de quelques-uns des plus grands maîtres de tous les temps ; ils cultivent la singularité créatrice jusqu’à l’insolite et l’étrange, précisément pour mieux s’opposer à ces figures paternelles accablantes qu’étaient Vinci ou Raphaël. Maniera est dérivé du mot main : ce qui compte ici, c’est non pas la qualité de l’objet imité, mais la virtuosité singulière de l’artiste, l’expressivité, la subjectivité, le style propre à chaque peintre ou sculpteur.

Le règne des "grotesques". L’un des espaces de création où cette fantaisie imaginative débridée pourra se donner libre cours, c’est celui de l’art grotesque. Le mot "grottesques", qui portait alors deux "t", apparaît à la fin du XVe siècle : il fait suite à la redécouverte, à Rome, vers 1480, des ruines enterrées de la Domus Aurea (d’où le mot "grottesque", par référence aux grottes). Raphaël, Michel-Ange, plus tard Filippino Lippi descendirent, torche en main, dans ces salles souterraines. Sur les murs subsistaient encore les traces d’une décoration picturale insolite : feuillages, monstres fantastiques hybrides, animaux étranges apparaissent peu à peu, au fur et à mesure du déblaiement.

La redécouverte des ces oeuvres causa un grand retentissement sur cette génération d’artistes : les humanistes, grâce au témoignage de Vitruve, connaissaient l’existence de ces décorations, mais aucune n’avait encore été mise au jour. Ces fresques confrontaient les peintres à un art indubitablement antique, mais aussi éloigné que possible des valeurs associées jusque là à l’Antiquité : la noblesse, à la régularité harmonieuse, le cédaient ici au caprice et au libre jeu de l’imaginaire. Giorgio Vasari, démarquant le texte de Vitruve, définit ainsi les grotesques antiques. [1]

Satyre et chimère. Uffizi, Florence

"Les grotesques sont une catégorie de peinture libre et cocasse inventée dans l’Antiquité pour orner des surfaces murales où seules des formes en suspension dans l’air pouvaient trouver place. Les artistes y représentaient des difformités monstrueuses créées du caprice de la nature ou de la fantaisie extravagante d’artiste : ils inventaient ces formes en dehors de toute règle, suspendaient à un fil très fin un poids qu’il ne pouvait supporter, transformaient les pattes d’un cheval en feuillage, les jambes d’un homme en pattes de grue et peignaient ainsi une foule d’espiègleries et d’extravagances. Celui qui avait l’imagination la plus folle passait pour le plus doué."

Vasari : Grotesque
fresco
Uffizi, Florence

Les réticences classicisantes de Vitruve [2] et d’Horace [3], maîtres et théoriciens du classicisme antique, face aux fantaisies décoratives de leur temps, ne gênaient pas les maniéristes : bien au contraire, ils virent dans les grotesques déjà décriés par les bien-pensants de l’Antiquité, l’occasion d’éviter les routines de l’académisme. Ils trouvaient de plus dans cet art débridé un écho de leur imagination elle-même fantasque, et une source d’inspiration propre à un renouvellement des formes : on pouvait imiter les Anciens sans se cantonner à appliquer les canons de Vitruve ; les grotesques, qui avaient pour elles la caution de la latinité, autorisait le déploiement de toutes les arabesques d’un imaginaire proliférant. Comme l’écrit André Chastel dans son essai sur les grotesques :

"Sous le couvert de l’antique, on tient là un principe de style exactement inverse de ce qu’exige et fonde au même moment l’ordre classique." [4]

Les maniéristes se prévaudront d’autant plus volontiers de cet héritage ancien qu’on ne pourra pas leur reprocher d’infidélité vis-à-vis du siècle d’Auguste, ou tout au moins celui de Néron. Aussi les décors « à la grotesque », rapidement reproduits et diffusés par la gravure, ne tarderont pas à se répandre, tout au long du XVIe siècle. D’innombrables murs, voûtes et plafonds seront décorés à la manière des fresques de la maison dorée. Animaux grimaçants et masques difformes envahissent alors les palais italiens, en particulier après le sac de Rome (1527) et pendant la trentaine d’années qui suivit cet événément [5].

Francesco Salviati

On peut déduire des reproductions [...] les traits anti-classiques des grotesques qui surent séduire les maniéristes en quête de voies originales et iconoclastes :
• Absence de perspective au profit d’un espace plan en deux dimensions, dépourvu donc de profondeur
• Saturation de l’espace par une accumulation de motifs décoratifs non-fonctionnels (feuilles d’acanthe ou de vigne qui s’enroulent à l’infini)
• Hybridité, prolifération des monstres, fusion des espèces (en contradiction avec les préceptes horatiens), mélange des règnes animal et végétal, triomphe de l’indifférenciation sur les processus de distinction. Les grotesques sont du côté du chaos et non de l’ordre, ou du moins célèbrent la puissance créatrice sans limite d’une natura naturans débridée et incontrôlable, foisonnante et comique. Le ridicule, la parodie l’emportera d’ailleurs peu à peu, alors que le terme de "grotesque" en vient à supplanter, au cours du XVIe siècle, celui de "grottesque" : c’est le moment où le terme deviendra synonyme de bizarre et étrange.
• Refus de la narration, alors qu’Alberti avait insisté sur l’importance de l’istoria
• Refus de la composition, l’une des parties de la rhétorique classique : l’oeuvre est diffractée en unités séparées et fragmentées (ainsi sur les plafonds compartimentés en carrés ou rectangles). La discontinuité, la dispersion et la désarticulation s’opposent aux beaux ordonnancements illustrés par les maîtres du Quattrocento
• Refus de la raison, basculement dans le rêve
• Sensualité souvent exacerbée et anomalique
• Privilège accordé à la grâce raffinée des parties au détriment de l’équilibre du tout

Marco da Faenza

Avec les grotesques, l’on assiste au triomphe de l’arbitraire, à l’hybridation monstrueuse qui est comme un déni opposé à la célébration vincienne de la perfection des proportions humaines, un refus de la perspective au profit « d’une surface où les figures composites s’équilibrent dans l’apesanteur » [6]. L’art de la grotesque manifeste ainsi, à travers ses chimères, les songes de l’artiste, placés sous le signe de la profusion, de l’exubérance et de la copia.


Uffizi, Florence

"Le domaine des grottesques, insiste André Chastel, est donc assez exactement l’antithèse de celui de la représentation, dont les normes étaient définies par la vision “perspective” de l’espace et la distinction, la caractérisation des types" [7]

Comme le remarque Philippe Morel, renchérissant ici sur hastel : "Quoiqu’antiquisantes dans leur inspiration, les grotesques sont profondément anticlassiques, non pas simplement parce qu’elles sont condamnées par le classicisme de Vitruve et d’Horace, mais parce qu’elles développent, à la Renaissance, une conception de la peinture contraire à certains principes de la rhétorique [comme la composition] [...]. Nous nous retrouvons en face non pas d’une ignorance primitive des règles de l’illusion, mais mais d’une volonté déterminée d’en prendre le contrepied" [8]

Antonio Tempesta
Ornements de grotesques
estampe, 30 x 23 cm

Ce sont ces expériences qui rendent le maniérisme à bien des égards si moderne à nos yeux, du fait des interrogations qu’il fait porter sur le système même de la représentation. [9]

Étienne Delaune
Décor de grotesques avec Diane
gravure

Notes
[1] Giorgio Vasari, De la peinture, "Introduction technique", chapitre XIV, vers 1550
[2] « Par je ne sais quel caprice, écrivait l’architecte romain au chapitre 5 du livre VII du De Architectura, on ne suit plus cette règle que les anciens s’étaient prescrite, de prendre toujours pour modèle de leurs peintures les choses comme elles sont dans la vérité ; car on ne peint à présent sur les murs que des monstres, au lieu des images véritables et régulières. On remplace les colonnes par des roseaux qui soutiennent des enroulements de tiges, des plantes cannelées avec leurs feuillages refendus et tournés en manière de volutes ; on fait des chandeliers qui portent de petits châteaux, desquels, comme si c’étaient des racines, il s’élève quantité de branches délicates, sur lesquelles des figures sont assises ; en d’autres endroits ces branches aboutissent à des fleurs dont on fait sortir des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, les autres avec des têtes d’animaux ; toutes choses qui ne sont point, qui ne peuvent être, et qui n’ont jamais existé »
[3] "Si un peintre s’avisait de mettre une tête humaine sur un cou de cheval, et d’y attacher des membres de toutes les espèces, qui seroient revêtus des plumes de toutes sortes d’oiseaux ; de manière que le haut de la figure représentât une belle femme, et l’autre extrémité un poisson hideux ; je vous le demande, Pisons, pourriez-vous vous empêcher de rire à la vue d’un pareil tableau ? C’est précisément l’image d’un livre qui ne serait rempli que d’idées vagues, sans dessein, comme les délires d’un malade, où ni les pieds, ni la tête, ni aucune des parties n’irait à former un tout. Les peintres direz-vous et les Poètes, ont toujours eu la permission de tout oser. Nous le savons : c’est un droit que nous nous demandons et que nous nous accordons mutuellement. Mais c’est à condition qu’on n’abusera point de ce droit, pour allier ensemble les contraires, et qu’on n’accouplera point les serpents avec les oiseaux, ni les agneaux avec les tigres.", début de l’épître aux Pisons, traduction Batteux, disponible sur la Wikisource
[4] André Chastel, La grottesque. Essai sur l’“ornement sans nom”, Paris, Le Promeneur, 1988, p. 25 ; cité par Philippe Morel, Les Grotesques. Figures de l’imaginaire dans la peinture italienne de la fin de la Renaissance, Champs-Flammarion, 1997, p. 87
[5] Philippe Morel, op. cit., p. 26
[6] Daniel Arasse, La Renaissance maniériste, p. 45
[7] André Chastel op. cit.
[8] Philippe Morel, op. cit., p. 88.
[9] Comme les peintures de Lascaux, les fresques de la Maison dorée ne résistèrent pas longtemps à l’afflux d’air et d’humidité qui suivit l’ouverture du champ de fouille.

Alessandro del Barbière

Sur la ligne
Catherine Auguste, Des grottesques aux grotesques, Meublepeint
Franz Fenris, Les grotesques, Meublepeint
Jacques Darriulat, L’écriture des grotesques, conférence pour le Collège International de Philosophie, 12 janvier 2006
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